« Reader Chrétien 5 »
C’était tard dans l’après-midi, dans une des grandes
cités des Etats-Unis, à l’heure où les commerçants et les
employés ainsi que la foule des travailleurs regagnent leurs
demeures, et le tramway suburbain était bondé autant qu’il pouvait
l’être.
Assis côte à côte, dans un des coins, se trouvaient
une femme, bien habillée et un très petit garçon. La femme avait
si souvent essayé d’obéir à l’injonction du contrôleur de serrer
les rangs, que ses habits volumineux couvraient complètement
les jambes et les pieds de l’enfant, ne laissant guère apercevoir
qu’un petit visage patient entouré d’une frange de boucles blondes et
éclairé par une paire de grands yeux bleus candides. On ne pouvait
que s’étonner que la femme semblât lui prêter si peu d’attention.
Il devait être fatigué de ce trajet long et bruyant. Pourquoi ne
le prenait-elle pas sur ses genoux et n’appuyait-elle pas la tête de
l’enfant contre son épaule?
Séparément ou par groupes, les voyageurs
commencèrent à quitter la voiture aux différentes stations, jusqu’à
ce qu’il ne restât, à part la femme et l’enfant qu’une jeune dame en
noir, au beau visage triste. A la fin la femme tira la sonnette et la voiture
s’arrêta. A mi-chemin de la porte, elle entendit le conducteur lui
crier :
— Madame, vous oubliez
votre garçon !
— Mon garçon ! Que
voulez-vous dire? Je n’ai pas de garçon !
L’homme ouvrit de grands yeux.
— A qui est-il alors? Il a
été avec vous tout le temps depuis que nous avons quitté le
dépôt. Cela m’a tout l’air que vous avez envie de vous débarrasser de
lui !
La femme suffoquait d’indignation.
— Je n’ai jamais vu cet
enfant de ma vie !
Toujours incrédule, le conducteur questionna
l’enfant :
— Est-ce qu’elle est ta mère?
— Oh! non, monsieur (la
petite voix claire était aussi douce qu’une flûte de Pan), maman
est partie pour le ciel, et c’est là que je vais pour la trouver.
Voilà mon sou. J’ai déjà essayé de vous le donner, mais vous ne
l’avez pas vu. Voulez-vous me dire, s’il vous plaît, quand nous y
arriverons?
L’homme regarda désespérément autour de lui.
— Qu’est-ce j’en sais?
murmura-t-il. Puis avec quelque chose qui lui serrait la gorge :
— Je regrette, mon
petit, mais le ciel n’est pas sur notre ligne.
Il y eut un bruissement de vêtements, un léger mouvement,
et la dame en noir prit l’enfant dans ses bras.
— Raconte-moi cela, mon
chéri. Comment t’appelles-tu et où demeures-tu?
— Je m’appelais Dickie autrefois,
mais maintenant, on m’appelle 57, et je vis dans l’asile. Un homme m’a
mené là après que maman est partie. Il y a beaucoup de petits
garçons et de petites filles, mais pas de mamans. Personne ne
m’embrasse le soir, ni ne me borde dans mon lit, ni ne me fait dire
ma prière. Avez-vous déjà été au ciel, madame, est-ce très loin d’ici?
— Je n’y ai jamais été moi-même,
mais j’ai un petit garçon qui y a été. Et c’est très loin d’ici. Je
sais que tu ne pourrais jamais le trouver tout seul.
— Mais votre petit garçon, est-ce
qu’il s’est perdu?
— Non, parce que quelqu’un l’a conduit tout le
long du chemin.
— Est-ce que quelqu’un
m’y conduira aussi?
— Un jour, mon chéri,
mais pas maintenant. On doit attendre patiemment jusqu’à ce
qu’il vienne.
— C’est ce que maman
me disait, d’attendre. Mais je suis si fatigué d’attendre !
— Je suis aussi bien fatiguée d’attendre,
pour rejoindre mon petit garçon. Chéri, veux-tu venir avec moi, et nous
pourrons attendre ensemble?
Les yeux bleus fixèrent pendant un long moment en
silence les autres yeux d’un brun tendre. Une expression d’entière
confiance passa sur les traits enfantins, une paire de petits bras enlaça
le cou de la dame, et la tête bouclée se pencha contre sa poitrine.
Le conducteur se passa la manche sur les yeux.
— Je me suis trompé, murmura-t-il
à mi-voix. Le ciel n’est pas marqué sur nos indicateurs, mais je
crois qu’après tout il se trouve bien sur notre ligne!