LES LEÇONS DE MON PERE
par P. Morier-Genoud (Radio Reveil 1976)
Comment les hommes parlent-ils de leur
père? Ce petit mot si simple, si primitif “Papa”, cette expression “mon
père”, que contiennent-ils quand nous les prononçons? Les mathématiciens,
dans les équations algébriques, donnent à chaque lettre, à chaque terme,
une valeur propre. Pour eux, si vous dites π,µ,β, vous dites quelque
chose qui a une signification précise. Il a fallu Einstein pour
trouver cette toute petite équation “e=mv2” qui a été à la base de la
découverte de la désintégration de la matière.
Ainsi en est-il des mots “papa” ou “mon
père”. Riches de reconnaissance, d’amour, de paix, de confiance pour certains;
lourds de mépris, de haine, de révolte, de détresse, d’explosion pour d’autres!
Qu’exprimons-nous donc quand nous disons
“papa”? Que ressentent nos enfants
lorsqu’ils le disent? C’est là, voyez-vous, l’héritage que
nous laisserons sur la terre, infiniment plus important que les biens
matériels que nous pourrons léguer à nos descendants. Vous connaissez
le poème de Victor Hugo que tant d’enfants ont ânonné un jour ou
l’autre: “Mon père, ce héros au sourire si doux...” qui prend pitié d’un
Espagnol de l’armée en déroute. Et puis, il y a Georges Chelon
qui chante sa terrible chanson: “Ah ! te voilà, toi...”
Mais il y a aussi mon petit Pascal, ce
petit Pascal dont j’ai déjà parlé et qui m’appelle “papy”, parce que je ne suis
pas son père et parce que son papa, il ne le connaît pas. Son père, c’est
un monsieur qui veut être “libre”, un homme anonyme qui ne veut pas
prendre la responsabilité de ses actes ni en porter les conséquences.
Il y a aussi cet adolescent qui a écrit
à ses parents la lettre suivante: “Pourquoi
ne nous comprenons-nous pas? Vous aurez vite trouvé une réponse à cette
question: nous sommes impolis et arrogants, nous voulons toujours en savoir
davantage... Et puis vous nous comparerez à la jeunesse de votre temps...
Pourtant nous vous demandons: Quand vous étiez enfants, êtes-vous restés
devant la porte fermée au retour de l’école parce que votre mère
devait travailler pour pouvoir acheter l’auto indispensable? Est-ce que
les affaires, pour vos parents, étaient plus importantes que leurs enfants?
Vous
avez tout fait pour nous, direz-vous. On vous croit. Mais avez-vous déjà
compris que nous attendions plus de nos parents? Combien volontiers nous
aurions échangé l’auto et la télé contre une vraie vie de famille! Quand
nous étions petits, nous venions vers vous pour vous raconter
nos soucis et nos détresses, ou parfois nos joies. Rarement vous nous
écoutiez. La plupart du temps, vous ne preniez même pas garde à nous. Un
enfant, ce n’est pourtant pas un être de second ordre! Il veut être pris
au sérieux. Il réclame qu’on s’occupe de lui. Vous ne l’avez pas fait. Alors on
s’est débrouillé tout seul avec nos problèmes, et vous n’avez même pas
remarqué que nous nous éloignions toujours plus de vous. Vous nous avez
toujours dit que nous restions à la maison pour des raisons financières.
Eh bien oui! C’est vrai: nous vous quitterons le plus tôt possible.
Qu’est-ce qui pourrait bien nous retenir?”
Dans cette lettre, ce sont les enfants
qui quittent leur père. Et ces lignes reflètent une situation malheureusement
vraie. Mais mon père à moi n’était pas de cette sorte. Il est mort le jour
de ses 79 ans, il n’y a pas tellement longtemps. J’étais seul
avec lui lorsqu’il a rendu son dernier soupir. J’ai senti son cœur
s’arrêter, après plus de 200 milliards de pulsations. Et puis, trois jours
plus tard, j’ai vu sur la place de mon village natal, dans les Alpes
suisses, ces centaines de visages défiler devant nous, ces visages
d’hommes, ouvriers, paysans, ingénieurs, professeurs, tous étaient venus rendre
un dernier hommage à celui dont je puis dire: “C’était mon père”.
Il fut professeur de mathématiques
pendant environ quarante ans. Il a enseigné une multitude d’élèves dans sa
petite classe de l’Institut Henchoz. Il était sévère, mais il était juste. Il
voulait que tout le monde comprenne, aussi recommençait-il souvent sa
démonstration, s’efforçant d’être assez simple pour que chaque élève puisse saisir
sa pensée. Pour lui, comprendre valait mieux qu’apprendre.
Il détestait la tricherie. Il détestait
aussi les cadeaux Il n’était pas à vendre, ni à acheter! Il abhorrait les
pots-de-vin, les privilèges, les coups de pouce.
Il était honnête avec tous, c’est pourquoi
il saluait avec déférence les plus humbles des hommes, comme les plus élevés
dans l’échelle sociale. Un ouvrier italien qui travaillait dans le pays,
l’ayant remarqué, demanda un jour: “Qui est ce monsieur qui
salue tout le monde en enlevant son chapeau?” Chez lui, le mot
“démocratie” prenait une réalité vivante.
Mon père était aussi un homme fidèle.
Fidèle à ses principes, Fidèle à sa femme, ma mère. Jamais je n’ai entendu
de sa bouche une plaisanterie douteuse. Jamais je n’ai vu un regard ou perçu
une intention qui eussent été pour une autre que pour celle dont il avait
fait son épouse et avec laquelle il vécut pendant 46 ans. C’est ainsi que
sans jamais aborder ce sujet, avec nous ses enfants, sans nous faire
la morale dans ce domaine, il nous a inculqué la noblesse d’une fidélité
définitive.
Notre civilisation s’oriente vers des
objectifs qui sont bien éloignés de cet idéal. Sous prétexte de liberté, on
bannit toute discipline. A la Sorbonne, lors de la révolte des étudiants,
on a supprimé toutes les interdictions: plus d’interdiction de fumer, même
le hachich, était-il écrit. Cela paraît certes agréable de bannir toutes
les disciplines et toutes les exigences, celles du mariage, par exemple.
La virginité, la fidélité conjugale, quels anachronismes antédiluviens!
Un seul mari, une seule femme pour toute la vie! Quel ennui!
Cependant, réfléchissons aux
conséquences de ces deux styles de vie qui nous sont proposés et
ne bradons pas toute discipline sur l’autel de la liberté. Il y a des
choses qu’on perd en une heure et qu’on ne retrouvera jamais!
Réfléchissons aussi au drame intérieur
de ceux qui ne peuvent avoir une entière confiance en leur conjoint.
Qu’est-ce que l’amour s’il n’est pas définitif, s’il n’est pas unique? Ce n’est
plus de l’amour, c’est une passion passagère. Je suis
profondément reconnaissant à mon père de ce qu’il a vécu dans
la fidélité et en a démontré la réalité dans sa vie quotidienne.
Cela vaut la peine de prendre une vie
entière pour démontrer qu’une vertu existe. “CQFD”: ce qu’il fallait
démontrer! Que de fois mon père n’écrivit-il pas ce tétragramme sur le
tableau noir de sa classe après une démonstration géométrique. Ce
“CQFD” pourrait être inscrit dans la marge de sa vie, car elle fut la
démonstration d’une certaine justice selon laquelle les mots n’ont pas tout à
fait perdu leur sens ni le monde sa cohérence.
Mais je ne terminerai pas cette causerie
sans attirer vos pensées vers un autre père et un autre fils.
Ce père dont la Bible dit qu’il est Le
Père, appelé le Père des lumières, le Père de miséricorde, le Père de toute
famille dans les cieux et sur la terre... Et le fils, ce Fils dont la Bible dit
qu’il est “le Fils unique, le Fils de
Dieu et le Fils de l’homme”... Avec quelle intensité, avec quel amour
Jésus n’a-t-il pas prononcé ces mots “mon
Père” ! C’est en lui et à cause de lui que ce Dieu terrible et parfois
lointain de l’Ancien Testament devient “le Père”, notre Père!
Un des rares mots que le Nouveau
Testament a conservé de la langue même que le Seigneur Jésus parlait,
l’araméen, est un mot très simple, très court, c’est le mot “Abba”, qui
correspond à notre “papa”, et que tout enfant prononce. Les
premiers témoins du Seigneur ont dû être impressionnés de la manière
dont Jésus parlait à son Père, et ils en ont gardé un souvenir
ineffaçable. L’apôtre Paul dira même que l’un des signes distinctifs des
chrétiens est cette invocation profonde et spirituelle: “Abba, Père”, signe d’une réconciliation
accomplie entre le croyant et son Dieu, signe d’une communion d’où la crainte
et la révolte ont été bannies.
Ainsi, quelle qu’ait été la vie de votre
père humain, entrons et demeurons dans cette relation intime, personnelle et
réelle avec Dieu, nous souvenant que le Seigneur Jésus nous a appris à
l’invoquer en ces termes: “Notre Père qui
es aux cieux...” Nous souvenant aussi qu’il nous a dit: “Entre dans ta chambre, ferme ta porte,
et prie ton Père qui est là dans le secret; et ton Père qui voit dans le
secret te récompensera” (Matthieu 6/6,9).