VRAIES ET FAUSSES PIETES
Robert Somerville « carnet Croire et Servir avril
1971 »)
Le trait distinctif de la piété chrétienne,
c’est la confiance, l’assurance que Dieu est vivant, qu’il se soucie de
ses enfants, qu’il sait et veut ce qui est bon pour les siens. Le mot qui
commande toute la piété chrétienne est celui que Jésus nous a enseigné à
appliquer à Dieu : « Abba », Père. Le païen prie parce qu’il a peur. Il
doit « amadouer » son Dieu, apaiser son courroux toujours à craindre, arracher
sa faveur. Il prie, il pratique sa religion, par crainte de perdre la
bienveillance de la divinité.
Le chrétien, au contraire, prie parce
qu’il a confiance, parce qu’il reconnaît en Dieu le Père miséricordieux et
bienveillant que Jésus-Christ lui a révélé, parce qu’il a, au nom de
Jésus, la liberté de s’approcher de lui avec confiance (Éphésiens 3.12).
Jésus résume fort bien cette différence dans le sermon sur la Montagne : « En priant, ne multipliez pas de vaines
paroles comme les païens qui s’imaginent qu’à force de paroles ils seront
exaucés. Ne leur ressemblez pas ; car votre Père sait de quoi vous avez
besoin, avant que vous le lui demandiez » (Matthieu 6.7-8). Par ces
mots, Jésus nous met en garde contre un premier danger de la fausse piété.
La piété fleuve
Le païen croit qu’en « forçant la dose
», il a plus de chances d’être entendu. Ce que Jésus lui reproche, c’est
de prétendre faire pression sur Dieu par la longueur de ses prières. Un rabbin
d’autrefois disait : « Quand les justes font de longues prières, leurs
prières sont exaucées ». Or, nous dit Jésus : «Ce sont les païens qui s’imaginent qu’à force de paroles ils
seront exaucés ». Dieu n’est pas sourd, il n’est pas endormi
et la prière n’a pas pour but de le réveiller.
Ce
texte condamne, bien entendu, les répétitions inlassables de formules toutes faites, qui finissent
par transformer celui qui prie en « moulin à prière». Mais ce ne sont
pas seulement des mots répétés mécaniquement qui sont de vaines paroles. Les
chrétiens évangéliques, qui se méfient des prières toutes faites, ne
sont pas à l’abri des longueurs inutiles. Ils peuvent eux aussi en
rajouter, comme pour faire pression sur Dieu. La prière dite « d’abondance
» peut traduire la liberté du croyant devant Dieu ; elle peut aussi n’être
qu’une prière abondante, qui attend plus de sa longueur que
de l’amour de Dieu.
Il est vrai que Jésus nous exhorte à la
persévérance dans la prière (parabole des trois amis et de la veuve importune)
(Luc 11.5-13; 18.1-8). Mais s’il faut persévérer, ce n’est pas parce que
Dieu est « dur à la détente », mais au contraire parce que rien, pas même son
silence apparent, ne doit nous faire douter de lui. Jésus ne nous dit pas
que Dieu est semblable à l’ami endormi ou au juge inique. Il est
différent au contraire et cette différence s’exprime dans l’expression « à
combien plus forte raison » (Luc 11.13). Il faut persévérer dans la prière
parce qu’il ne faut jamais désespérer de Dieu.
La piété calcul
Une autre erreur, dans la piété,
consiste à croire que si on se conforme scrupuleusement à ses obligations religieuses,
on en sera forcément récompensé. La piété a pour but d’obtenir les bonnes
grâces de Dieu, pense-t-on. Dieu met des conditions à sa faveur : ces
conditions sont exprimées dans ses commandements. Il faut donc bien
connaître les choses à faire et à ne pas faire, éviter tout ce qui est
défendu et observer à la lettre tout ce qui est prescrit. La religion est
alors une sorte de marché avec Dieu.
C’est en somme ce que pensaient les
pharisiens. C’est là ce qui explique leur souci du moindre détail de la
religion : l’observation du sabbat, de la pureté rituelle, des dîmes
(Matthieu 12.1-5 ; 15.1-2 ; 23.23-24). Ils sont obsédés par la peur de mal
faire.
La triste conséquence, c’est qu’ils ne
savent plus reconnaître l’essentiel (c’est-à-dire l’amour du prochain) de
l’accessoire (les prescriptions rituelles). Pire, leur souci de la loi les
pousse à juger ceux qui ne l’observent pas dans le détail, qui ne sont pas en
règle. D’où leurs critiques contre les disciples de Jésus et
surtout leur incompréhension de l’attitude de Jésus, qui se faisait l’ami
des pécheurs (Marc 2.15-17 ; Luc 15.1-2 ; 7.36-50).
Là encore, nous devons nous demander si
cette attitude nous est tout à fait étrangère. Sommes-nous libres de tout
calcul dans notre piété ? Ne nous arrive-t-il jamais de penser qu’elle
nous donne des droits sur Dieu ? N’attachons-nous jamais plus d’importance
à des détails de la piété ou du comportement chrétien qu’à l’amour du
prochain ? Ce sont des questions que nous pose la Bible.
La piété étalage
Un des reproches adressés par Jésus aux
gens pieux de son temps, c’est de faire étalage de leur piété (Matthieu 6.1-5;
23.5, 14, 25-28.). Il les accuse d’hypocrisie, autrement dit de jouer la
comédie de la piété, de faire du théâtre avec leur religion. Ils
se soucient au moins autant de ce que pensent les hommes que de ce
que Dieu attend d’eux.
Les chrétiens d’aujourd’hui sont sans
doute peu tentés d’extérioriser leur piété au coin des rues. Cela ne leur
rapporterait que moqueries. Mais au sein de la communauté chrétienne, le danger
existe. Le désir de gagner l’approbation des frères ou la peur d’être mal
jugé peuvent jouer un rôle dans notre piété. Nul de nous n’est à l’abri de
la tentation de se glorifier de sa vie spirituelle.
L’étalage de la piété oblige à mettre
l’accent sur les formes extérieures, ce qui se voit, ce qui s’entend.
Cela conduit aussi à un certain conformisme religieux. Certaines
formes de piété sont suspectes, d’autres au contraire, recherchées dans
telle ou telle Église. On a tendance à imposer un style de vie, un
langage, un comportement, qui n’est pas tant inspiré par la Bible que
par des traditions historiques. Il est curieux de constater l’absence
de toute obligation relative aux formes extérieures de la piété dans le Nouveau
Testament. Ce qui importe, c’est d’adorer Dieu en esprit et en vérité
(Jean 4.24).
Celui qui vit sa foi « en esprit et en
vérité » ne sera pas tenté d’en faire étalage. Les choses spirituelles ne
se mesurent pas à des signes extérieurs. Par conséquent, le croyant
s’abstiendra déjuger la foi de ses frères d’après la manière dont ils
expriment cette foi.
Au contraire, celui qui fait étalage de
sa piété ne cessera de se comparer aux autres, de juger leurs manquements et de
se glorifier de sa supériorité. La parabole du pharisien et du publicain
illustre parfaitement cette attitude (Luc 18.9-14).
La piété alibi
La piété, quelle que soit la forme
extérieure sous laquelle elle se manifeste, n’est pas une fin en elle-même.
Elle est un moyen de rester en communion avec Dieu, un moyen de grâce,
dit-on généralement. Elle permet au croyant de « marcher avec Dieu », en
restant attentif à sa Parole, en demeurant en liaison avec lui.
Elle ne doit pas être un domaine réservé
de la vie, coupé de la réalité quotidienne. Tout au contraire, elle
doit colorier toute la vie. Rien n’est plus grave qu’une religion, même
sincère, même fervente, si elle ne transforme pas la vie, si elle ne conduit
pas les croyants à accomplir la volonté de Dieu. Déjà les prophètes
de l’Ancien Testament ne cessent de dénoncer la tromperie de ceux qui
offrent des prières et des sacrifices à Dieu et se moquent de sa volonté
dès qu’ils sont sortis du Temple (Esaïe 1.10-15 ; 58.3-10 ; Jérémie 7.1-11
; etc). Jésus leur fait écho, en particulier dans ses condamnations des
pharisiens (Matthieu 9.13 ; 23. 3-4, 14 ; etc). Le souci des
obligations religieuses peut même être un obstacle à l’amour du prochain
(Mathieu 15.3-6; Marc 3.1-5). Sous prétexte de faire passer Dieu avant
les hommes, on néglige ce qui compte avant tout aux yeux de Dieu
(Jacques 1.27).
En réalité, c’est toute la vie, et non
pas certains gestes, dits pieux, qui doit être communion avec
Dieu. L’apôtre Paul nous le dit clairement : « Je vous exhorte, frères, par les compassions de Dieu (parce
que Dieu vous a aimés le premier), à
offrir vos corps (c’est-à-dire vous-mêmes, toute votre vie) en sacrifice vivant, saint, agréable à
Dieu, ce qui sera de votre part un culte raisonnable » (Romains 12.1).